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History

Le dessous des cartes : La conversion de Clovis

À la fin du Ve siècle, la Gaule est morcelée en plusieurs royaumes barbares, cherchant constamment à étendre leurs influences et leurs possessions.

Trois ensembles principaux se détachent :

  • les Francs, encore païens, établis au nord-est, ont longtemps servi l’Empire romain comme troupes auxiliaires sur la frontière rhénane, eux-mêmes dispersés dans de nombreux royaumes différents ;
  • les Burgondes, établis par Rome en Savoie (en Sapaudie) et dans le Lyonnais, chrétiens ariens et relativement tolérants ;
  • les Wisigoths, peuple puissant établi au sud de la Loire, en Languedoc, surtout dans la vallée de la Garonne, et en Espagne, également ariens, mais moins tolérants envers les chrétiens conciliaires qu’ils dominent ;
  • les Ostrogoths ne sont présents qu’en Provence (jusqu’à Arles), mais leur roi Théodoric le Grand, depuis l’Italie, cherche à maintenir l’équilibre entre les différents royaumes.

Par ailleurs, au loin, l’Empire romain d’Orient exerce une autorité certes largement théorique sur la région et s’efforce de contenir les souverains germaniques. Cette autorité garde néanmoins une valeur symbolique importante dont les souverains germaniques recherchent volontiers la reconnaissance.

Enfin, une multitude de « pouvoirs » locaux ou régionaux d’origine militaire occupent ainsi le vide laissé par la déposition du dernier empereur romain d’Occident en 476. Le « pouvoir » dont il est question ici n’a rien à voir avec les notions modernes de pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire, mais couvre une relation plus proche de celle d’un chef de tribu.

A la fin du Ve siècle donc, le christianisme est certes la religion dominante de l’ancien empire romain mais pas la seule. Les cultes «païens», germains comme celui de Clovis mais aussi celto-romains, survivent, surtout dans les campagnes, tandis que la culture hellénistique brille de ses derniers feux (le philosophe Boèce, ministre de Ravenne, est un contemporain de Clovis).

En outre, deux versions du christianisme se disputent alors la suprématie en Occident: l’Eglise «chalcédonienne», d’une part, religion officielle de l’empire d’Orient et à laquelle adhèrent majoritairement les populations occidentales; l’arianisme, d’autre part, dont se revendiquent toutes les puissances d’origine germaine, en particulier gothes, qui tiennent en main la quasi-totalité de ce même Occident.

La plupart des Germains considèrent que le roi, chef de guerre, ne vaut que par la faveur que les dieux lui accordent au combat. De fait, s’ils se convertissent, les Germains deviennent plutôt ariens, le rejet du dogme de la Trinité favorisant en quelque sorte le maintien du roi élu de Dieu et chef de l’Église.

Les Francs, à cheval sur les frontière de l’empire, sont alors une exception en conservant leurs cultes païens.

A la fin du Ve siècle, les Francs sont établis soit dans la plaine du Rhin autour de Cologne (Francs rhénans), soit dans une partie de l’actuelle Belgique et du nord de la France. Ils servent de tampon militaire face aux diverses tribus germaniques qui continuent à faire pression pour pénétrer dans les territoires de l’ancien Empire romain. Leur religion se prêtait aux sacrifices humains (mais les Gaulois en faisaient tout autant).

Clovis est le fils de la Thuringienne Basina et du roi Childéric Ier, qui semble avoir régné sur les Francs Saliens établis dans la région de Tournai, alors que ceux de Thérouanne et de Cambrai reconnaissaient l’autorité respective de Chararicus et Ragnacharius (probablement deux parents de la famille de Clovis). Clovis succède à son père en 481 ou en 482. Faisant preuve d’un talent politique et d’une valeur militaire incontestables malgré son jeune âge (quinze à seize ans), il entreprend d’étendre son autorité à l’ensemble de la Gaule.

La Gaule est partagé alors entre les royaumes alamans à l’est, burgondes au sud-est, wisigoth au sud de la Loire. Le territoire n’échappe à l’emprise barbare qu’entre Somme et Loire, où « règne » le gallo-romain Syagrius (fils du général Aegidius), plus tard qualifié par les chroniqueurs de « roi des Romains ».

En 486, Clovis attaque ce dernier, aidé des rois saliens de Cambrai et de Thérouanne. Clovis vainc Syagrius à la bataille décisive de Soissons en 486. L’ayant contraint à se réfugier auprès du roi des Wisigoths, Alaric II, Clovis s’assure définitivement la possession de la Gaule du Nord en obtenant d’Alaric que lui soit livré Syagrius, qu’il assassine. Ayant acquis ainsi un prestige exceptionnel, Clovis retourne sans doute peu après ses armes contre son allié Ragnacharius, et probablement aussi contre les autres rois saliens, afin de s’assurer le contrôle exclusif des territoires conquis – encore que l’historien Ludwig Schmidt, se fondant sur la chronologie controversée que Grégoire de Tours a établie, situe leur élimination entre 508 et 511. Disposant de moyens militaires renforcés, Clovis mène ensuite de victorieuses campagnes contre les Thuringiens, dont il ne soumet que le rameau cisrhénan, en 491, puis contre les Alamans, dont il affaiblit la résistance en 495 et/ou en 505-506 au cours de diverses batailles. Ces opérations préparent l’établissement, par ses successeurs, du protectorat franc sur la Germanie.

Clovis se considère depuis 484 comme l’héritier de Rome. Maître de la Gaule du nord, il accuse les royaumes burgonde et wisigoth d’être responsables de la chute de l’Empire d’Occident. Avant son baptême dans l’église catholique romaine, il a déjà attaqué vainement à deux reprises le territoire aquitain.

Clovis a plus que tout besoin du soutien du clergé gallo-romain, car ce dernier représente la population gauloise. Les Gallo- Romains sont alors partagés entre l’alliance avec les Wisigoths ariens ou l’accueil des Francs romanisants. Les évêques, à qui échoit le premier rôle dans les cités depuis que se sont effacées les autorités civiles, demeurent les réels maîtres des cadres du pouvoir antique en Gaule. C’est-à-dire également des zones où se concentrait encore la richesse.

Selon l’historien Léon Fleuriot, Clovis fit un pacte avec les Bretons et Armoricains de l’ouest qu’il ne pouvait battre, tandis que menaçaient les Wisigoths. Le baptême était une condition de ce traité car les Bretons étaient déjà christianisés. Ce traité fut conclu par l’entremise de saint Melaine de Rennes et Saint Paterne de Vannes. Les Bretons reconnurent l’autorité de Clovis mais ne payaient pas de tribut.

Ainsi, le baptême de Clovis marque le début du lien entre le clergé et la monarchie franque. Dorénavant, le souverain doit régner au nom de Dieu. Ce baptême permet également à Clovis d’asseoir durablement son autorité sur les populations, essentiellement gallo-romaines et chrétiennes, qu’il domine : avec ce baptême, il peut compter sur l’appui du clergé, et vice-versa.

Le problème religieux est une source de divisions supplémentaires. D’un côté, à Paris Geneviève avec l’épiscopat martinien de Tours, représente une opinion anti-hérétique très forte, de l’autre, des sénateurs aquitains estiment que l’on peut s’entendre avec Alaric II roi des Wisigoths siégeant à Toulouse. Cependant, les concessions que ce dernier accorde en 506 par le biais du concile d’Agde et de la proclamation d’un « Bréviaire » de droit romain font croire à cette possibilité.

Mais la conjoncture internationale est brusquement changée par un renversement d’alliances. L’empereur romain d’Orient empêche l’allié d’Alaric II, Théodoric, roi des Ostrogoths en Italie, de parvenir au secours des Wisigoths en cas d’attaque, grâce à un débarquement de troupes romaines dans le sud de l’Italie.

Avec l’appui de l’empereur romain d’Orient Anastase, très inquiet des visées expansionnistes des Goths chrétiens ariens, Clovis s’attaque alors aux Wisigoths qui dominent la majeure partie de la péninsule Ibérique et le Sud-Ouest de la Gaule (la Septimanie ou « Marquisat de Gothie »), jusqu’à la Loire au nord et jusqu’aux Cévennes à l’est.

Au printemps 507, les Francs lancent leur offensive vers le sud, franchissant la Loire vers Tours, pendant que les alliés burgondes attaquent à l’est. Les Francs affrontent l’armée du roi Alaric II dans une plaine proche de Poitiers. La bataille dite de « Vouillé » (près de Poitiers), est terrible selon l’historiographie, et les Wisigoths se replient après la mort de leur roi, Alaric II, tué par Clovis lui-même en combat singulier.

Cette victoire permet au royaume de Clovis de s’étendre en Aquitaine et d’annexer tous les territoires auparavant wisigoths entre Loire, océan et Pyrénées. Les Wisigoths n’ont d’autre solution que de se replier en Hispanie, au-delà des Pyrénées. Toutefois, les Ostrogoths de Théodoric tentent d’intervenir en faveur des Wisigoths. Ils reprennent bien la Provence après la levée à l’automne 508 du siège d’Arles ainsi que quelques parties aux Burgondes, mais l’Empire d’Orient menace leurs côtes, et Clovis garde l’essentiel des anciens territoires wisigoths. Les Wisigoths ne conservent plus qu’une partie de la Septimanie — le Languedoc — et de la Provence.

La bataille de Vouillé constitue l’acte définitif de la formation du royaume des Francs tant au niveau politique, religieux qu’international. Clovis profite de sa victoire pour annexer les territoires wisigothiques se trouvant au nord des Pyrénées.

On n’est pas certain que le souverain franc et le basileus Anastase se soit concertés pour ces attaques simultanées. Néanmoins, à son retour, Clovis reçoit de l’empereur romain Zénon sa nomination comme consul et patrice. C’était le mettre ainsi quasiment au rang de vice-empereur romain. Le royaume franc apparaît alors comme le seul héritier en Occident de la tradition politique, religieuse et culturelle romaine. La bataille de Vouillé prouve non seulement que Clovis est un grand stratège mais que désormais un successeur de l’État romain est apparu, au centre de toutes les grandes décisions concernant l’Europe. Son pouvoir se fait sentir du Haut Danube aux Basses Pyrénées.

Les implications politiques du baptême de Clovis sont claires. L’importance politique du baptême de Clovis ne consiste pas tant en ce qu’il a abandonné le paganisme pour embrasser le christianisme, mais que, ce faisant, il se soit prononcé contre l’arianisme tout en se mettant sous la bannière de l’Eglise promise au plus bel avenir.

Ces bénéfices n’étaient pas évidents à première vue. Isolé dans son septentrion et entouré de puissances ariennes entre lesquelles jouait un minimum de solidarité de croyance, Clovis entre par là dans un processus d’affrontement latent, alors qu’il était encore en état de relative infériorité militaire. En outre, les particularités de la théologie arienne ­ dans laquelle la figure du Christ est minorée par rapport à celle du Père ­ se prêtent assez bien à une utilisation autoritaire, voire «totalitaire». La dialectique des deux royaumes, céleste et terrestre, est enrayée, la puissance profane absorbant l’autorité religieuse. Cela explique sans doute la popularité de cette version du christianisme parmi les aristocraties guerrières germaniques. Il faut remarquer que Constantin le Pieux ­ le premier empereur romain converti au christianisme et cité en modèle tout au long du haut Moyen Age­ a choisi pour son baptême un évêque arien.

En fait, Clovis a fait le bon choix politique. En se ralliant à la religion officielle de l’Empire romain d’Orient, Clovis confortait son alliance géopolitique avec Constantinople. Il n’était plus simplement la puissance qui pesait sur les arrières des royaumes ariens, en particulier l’Italie ostrogothe de Théodoric avec laquelle l’empire gréco-romain était en conflit frontalier latent. Clovis devenait aussi un allié «idéologique», même si l’empereur Anastase penchait vers une autre version du christianisme, le monophysisme.

Clovis s’assurait également la sympathie des populations chrétiennes en butte à la domination arienne (même si les «persécutions» antichalcédoniennes de cette dernière ont été exagérées), et en même temps le soutien du puissant réseau de l’aristocratie sénatoriale gallo-romaine, assise sur sa maîtrise foncière et fiscale. Celle-ci continuait à exercer sur le territoire des Gaules l’essentiel du pouvoir civil tout en s’y étant approprié la structure épiscopale catholique (les deux se confondant souvent). La conquête de l’Aquitaine wisigothe et arienne par Clovis a été orchestrée comme une sainte croisade… huit cents ans avant celle menée par Louis IX, plus tard sanctifié, et ses barons nordiques contre les malheureux Cathares. Un auteur de manuel d’histoire pour écoles catholiques du début de ce siècle pouvait conclure avec quelque apparence de raison: «Clovis, le Fils aîné de l’Eglise, a combattu, mais ce sont les évêques qui ont vaincu.»